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Les zones urbaines souffrent-elles aussi de la désertification médicale ?

par Clara Seiler
DESERTIFICATION MEDICALE
Temps de lecture : 6 minutes

Thème prégnant du débat public, la désertification médicale, toujours en hausse, inquiète. Très forte en milieu rural, elle gagne de plus en plus les quartiers populaires et les centres des grandes villes. Des remèdes sont-ils possibles ?

Par Philippe Pottiée-Sperry

Aujourd’hui, 7,4 millions de Français vivent dans un désert médical (zones sous-denses en généralistes), soit 11,6 % de la population contre 7,6 % en 2012, selon l’Observatoire 2020 de la Mutualité française. Même si les différents chiffres disponibles peuvent varier en fonction des critères retenus, tous se rejoignent pour souligner l’urgence de la situation. Après avoir surtout touché le milieu rural, le phénomène frappe aussi de plein fouet les zones urbaines.

Le nombre de généralistes par rapport à la population a diminué de 1 % par an entre 2017 et 2021, et les trois quarts des départements subissent une érosion de leur densité médicale.

Tous les acteurs concernés, dont les associations d’élus locaux, tirent la sonnette d’alarme. Par ailleurs, le nombre de généralistes par rapport à la population a diminué de 1 % par an entre 2017 et 2021, et les trois quarts des départements subissent une érosion de leur densité médicale, d’après un rapport du Sénat, publié le 29 mars dernier. Conséquences : un renoncement croissant aux soins et un nombre élevé de Français sans médecin traitant (11 % des plus de 17 ans). La pénurie perdure compte tenu de la pyramide des âges des médecins (50 % ont plus de 60 ans) et du temps nécessaire pour former les étudiants. Les effets de la suppression du numerus clausus ne se feront pas sentir avant 2030. Les sénateurs craignent donc une décennie noire en termes de démographie médicale.

« Risque vital engagé » en Île-de-France

Le constat peut surprendre mais l’Île- de-France constitue le plus grand désert médical de la France métropolitaine. Selon l’Union régionale des professionnels de santé médecins libéraux d’Île-de-France (URPS), 62,4% de la population vit en zones d’intervention prioritaire (ZIP), c’est-à-dire les zones les plus fragiles en offre de soins, contre 37 % en 2018 et 7% en 2015 ! Et ce pourcentage grimpe jusqu’à 92,8 % en Seine-Saint-Denis et 84,3% en Seine- et-Marne. Même les Hauts-de-Seine sont touchés (506 médecins de moins depuis 2010). En dix ans, la région a perdu 3 742 médecins libéraux dont 1 821 généralistes. Premier désert médical pour l’accès aux généralistes, l’Île-de-France se situe devant le Centre Val de Loire (58,8%) et la Normandie (37%). Pour arranger le tout, elle devrait perdre, d’ici cinq ans, 50% de ses médecins libéraux compte tenu de leur âge. Face à l’urgence, l’URPS Île-France et la Métropole du Grand Paris (MGP) ont lancé un appel commun, le 9 mars dernier. La rhumatologue Valérie Briole pointe un niveau de désertification médicale « qui engage un risque vital pour les Franciliens ». Selon la présidente de l’URPS Île-de- France, « le manque de médecins entraîne un retard d’accès aux soins importants » et « chaque département a dû ces derniers mois se priver de médecins libéraux dans des permanences de garde ». Face à la gravité de la situation, la MGP soutient et accompagne les mesures préconisées. Il s’agit d’abord de faciliter l’activité des médecins de plus de 65 ans et de soutenir les cabinets fragilisés. Autres demandes : former plus de médecins en augmentant le nombre d’internes, aider les médecins à s’installer (soutien financier et administratif), former des gestionnaires administratifs de cabinets pour les soulager…

CENTRE MEDICAL CAEN

Centre médical de Caen ©DR

La réponse de Caen

Parmi les expériences originales, Caen et sa Sem de développement immobilier La Caennaise, essentiellement communale, ont déjà créé trois centres médicaux – quatre autres sont en projet – pour lutter contre la désertification médicale. Ouvert début 2020, le pôle Saint-Laurent (50 professionnels de santé, un laboratoire d’analyses, des consultations de centres spécialisés…) se situe dans l’hypercentre qui souffrait d’une pénurie médicale. Propriétaire du site, la Sem le loue aux professionnels de santé et gère tout l’administratif. Les autres centres sont de taille et de statut variables (vente ou location). « Notre critère premier est de partir d’un projet porté par des professionnels de santé avec qui nous le montons, c’est la condition de la réussite », souligne Sébastien Clouet, directeur général de la Sem. Un autre pôle de santé verra le jour début 2023 dans un QPV (trois médecins au départ, six à terme). « Chaque projet attire assez rapidement de nouveaux médecins, en particulier des jeunes », se réjouit le directeur de La Caennaise.

Appel à plus de décentralisation

Patrick Ollier, le président de la MGP, veut que la Métropole fasse de la santé « un axe majeur de sa politique », en souhaitant que la collaboration avec l’URPS Île-de-France « permette d’aller plus loin, avec les maires et les élus chargés de la santé ». Pour sa part, le Dr Ludovic Toro, maire de Coubron (Seine-Saint-Denis) et président de la commission santé de la MGP, dénonce « une catastrophe sanitaire » en expliquant la désertification médicale par « 30 ans d’inaction basés sur un concept uniquement économique. Une paupérisation médicale qui touche autant la médecine hospitalière que celle de ville». L’élu-médecin plaide pour « une refonte totale du système de santé, trop centralisé, qui doit laisser une place décisionnelle aux élus et aux soignants. Une décentralisation est indispensable ». Sur la même position, trois élus de France urbaine (Jean-Luc Moudenc, Grégory Doucet et Émile Roger Lombertie) ont publié une tribune commune, dans Les Échos du 4 avril dernier, pour fustiger « une suradministration de la santé et une gouvernance inadaptée ». Et de prôner « des territoires de santé communs à tous les professionnels » pour délivrer « un service public territorial de santé se substituant au service public hospitalier actuel ». Plaidant pour « un modèle coopératif », ils souhaitent donner aux territoires urbains, « sans se substituer à l’État », un rôle de « fédérateur des acteurs du soin et de la santé », en lien avec la médecine de ville, les CHU, les hôpitaux privés, le secteur médico-social, avec le souci de complémentarités plutôt que d’oppositions stériles ».

Maire de Limoges et ancien psychiatre, Émile Roger Lombertie insiste sur la nécessité de remettre en cause la liberté d’installation des médecins. « Face à l’urgence, il faut imposer aux internes d’effectuer une ou deux années de stage durant leurs études dans les zones blanches, et cela avec de bonnes conditions financières », estime-t-il. Parmi les autres remèdes, il préconise le développement de la téléconsultation – « On est encore très en retard » – ou la prévention primaire auprès des jeunes enfants comme il la pratique à Limoges. Dans sa ville, l’élu a mis l’accent sur le développement de pôles médicaux et l’aide à SOS Médecins pour trouver des locaux à côté des urgences.

Surtout présents en région parisienne, les centres municipaux de santé (…) se situent dans la tradition des dispensaires pour favoriser un égal accès à des soins de qualité pour tous.

Centres et maisons de santé

Dans les zones urbaines, les quartiers politique de la ville (QPV) sont souvent les premières victimes de la désertification médicale. Lui aussi favorable à la réduction de la liberté d’installation des médecins, Patrice Leclerc, maire de Gennevilliers, plaide pour soutenir dans les quartiers « une offre de soins et de prévention santé adaptée (santé bucco-dentaire, alimentation, obésité) et pour renforcer la présence de spécialistes ». L’association des Maires Ville & Banlieue demande que les agences régionales de santé (ARS) aident davantage les maisons et les centres de santé initiés par les communes et intercommunalités. Surtout présents en région parisienne, ces centres municipaux de santé (Gennevilliers en compte deux), financés par les villes, se situent dans la tradition des dispensaires pour favoriser un égal accès à des soins de qualité pour tous. Implantés principalement en milieu urbain, les 2 200 centres de santé (dont 455 pluriprofessionnels) salarient les professionnels et pratiquent le tiers payant. On dénombre également 1 889 maisons de santé (à la mi-2021, avec 451 maisons en projet), soit 855 de plus qu’en 2017. Utiles, toutes ces structures demeurent néanmoins insuffisantes.

Thème de campagne électorale

Le sujet de la désertification médicale est devenu un point de passage obligé de toute campagne électorale, les candidats y allant de leurs propositions lors de la dernière présidentielle. Un constat tout d’abord : il n’existe pas de solution miracle mais une diversité de réponses. Toutes sont sur la table. Même la liberté d’installation des médecins n’est plus taboue avec l’obligation d’un stage pour les internes dans les zones sous-denses, figurant dans plusieurs programmes. Par ailleurs, les candidats proposent de recruter plus de médecins salariés dans les centres de santé ou d’imposer un conventionnement sélectif pour limiter les installations dans les zones denses. Emmanuel Macron a aussi promis de réguler les installations, de renforcer le lien entre l’hôpital et la ville, de développer la téléconsultation ou encore de doubler le nombre de maisons de santé. Sur ce sujet sensible, il défend une grande concertation entre toutes les parties prenantes (élus, médecins hospitaliers et libéraux, patients) pour « dégager du consensus » et aboutir à « des solutions bâties par les acteurs locaux ». Un chantier complexe mais urgent.

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