Accueil Tour d'horizonEntretiens « Le ralentissement de l’investissement public peut constituer un facteur d’accroissement des inégalités sociales »

« Le ralentissement de l’investissement public peut constituer un facteur d’accroissement des inégalités sociales »

par Sébastien Fournier
Temps de lecture : 6 minutes

Alors qu’Emmanuel Macron veut réformer l’organisation territoriale, l’ancien Premier ministre et ex-maire de Cherbourg, Bernard Cazeneuve, livre sa vision de la décentralisation. L’occasion de donner quelques coups de griffes dans la perspective de 2027.

Propos recueillis par Joris Garmand et Sébastien Fournier

Lors du Congrès des maires, en fin d’année dernière, les élus locaux ont dénoncé une certaine recentralisation avec la suppression d’impôts locaux. Comment vous positionnez-vous sur le sujet ?

Depuis les grandes lois de décentralisation, adoptées au début du premier septennat de François Mitterrand et qui ont consacré le principe de libre administration des collectivités territoriales, la capacité des territoires à conduire des politiques publiques s’évalue à l’aune des ressources propres dont ils peuvent disposer. Les ressources propres des collectivités locales, ce sont, bien entendu, les impôts qu’elles lèvent. Dès lors qu’on les prive de cette possibilité de lever l’impôt – et cela a été le cas avec la décision de supprimer la taxe d’habitation – et qu’on substitue aux impôts locaux des dotations d’État, il y a toujours un risque : celui de voir l’État diminuer progressivement les dotations de compensation qu’il alloue aux collectivités locales, les privant ainsi des moyens d’investir. En effet, dans le cadre de l’élaboration et du vote de la loi de Finances, le gouvernement est libre de diminuer les dotations aux collectivités locales. Or, tout impôt local que l’on supprime, même s’il est compensé, c’est une capacité d’action pour les collectivités locales que l’on obère.

« Dans un pays où le service public est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, le ralentissement de l’investissement public peut constituer un facteur d’accroissement des inégalités sociales. »

Quelles pourraient être les conséquences à moyen terme de cette décision que vous déplorez ?

Cela risque d’entacher la capacité d’investissement des collectivités locales, leur aptitude à conduire des politiques publiques correspondant aux urgences des territoires, dans le domaine de la modernisation des services publics ou de la conduite de la transition écologique. Alors que l’investissement public représente 75 % de l’investissement en France, la suppression de la taxe d’habitation peut aussi avoir, à terme, un impact négatif sur la croissance économique et sur l’emploi, par-delà le niveau d’équipement public des collectivités locales. Dans un pays où le service public est le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, le ralentissement de l’investissement public peut constituer un facteur d’accroissement des inégalités sociales.

« Emmanuel Macron n’a pas de problème avec les élus locaux en particulier, il a un problème avec les corps intermédiaires en général. »

Les relations entre le président de la République et les élus locaux sont tumultueuses. Selon ces derniers, les promesses ne sont pas tenues et la confiance est rompue. Emmanuel Macron a­-t-il un problème avec les élus locaux ?

Emmanuel Macron n’a pas de problème avec les élus locaux en particulier, il a un problème avec les corps intermédiaires en général. Il considère que tout corps intermédiaire dans la société est un instrument de ralentissement du processus de décision et de moindre efficacité de l’action de l’État. Donc, ce que souhaite le président de la République, c’est limiter les interactions avec tous ceux qui peuvent contribuer à la prise de la décision publique, pour finalement décider seul de tout. On a appelé cela la verticalité, que l’on a, à tort, confondue avec l’efficacité. Les élus locaux, comme d’autres corps intermédiaires, subissent cette conception centralisée et personnelle du fonctionnement des institutions. Le président Macron a récemment évoqué la réduction du millefeuille territorial… J’ai appartenu à des gouvernements qui ont supprimé des strates de collectivités locales.

« J’ai plutôt tendance à voir, dans les déclarations du gouvernement et du chef de l’État, une appétence au retour en arrière plutôt qu’à une réelle simplification du millefeuille territorial. »

À travers la création des métropoles, l’agrandissement des communautés de communes, l’incitation à la création de communes nouvelles, la suppression d’un certain nombre de régions, nous avons engagé une réforme territoriale que l’actuel président de la République a déclaré vouloir remettre en cause, en allant jusqu’à envisager le retour à l’ancienne carte des régions. Donc j’ai plutôt tendance à voir, dans les déclarations du gouvernement et du chef de l’État, une appétence au retour en arrière plutôt qu’à une réelle simplification du millefeuille territorial.

L’Élysée a confié au député Éric Woerth la tâche de mener une mission qui consiste à clarifier le rôle et les financements des collectivités locales. Des élus ont fait part de leur surprise, puisqu’il n’est pas connu comme étant un farouche défenseur des territoires. Est-ce que selon vous, il y a une erreur de casting ?

Éric Woerth a des compétences et des qualités. La question n’est pas celle du casting, mais celle de l’objectif que le gouvernement cherche à atteindre. On ne peut pas être constamment dans le procès d’intention à l’égard de responsables politiques qui ont un passé, des compétences et une expérience. Ce qu’il faut, c’est savoir quel est l’agenda politique de cette mission. C’est ce qui la caractérisera, bien plus que le parcours de celui auquel elle aura été confiée.

« J’encouragerais fortement la création de communes nouvelles, notamment de communes fusionnées. »

Quelles seraient les réformes territoriales que vous aimeriez entreprendre si vous étiez au pouvoir demain ?

J’insisterais sur trois axes. Le premier axe, c’est celui d’une compétence économique et d’aménagement du territoire plus marquée en faveur des régions, qui leur donne vraiment la main sur des sujets sur lesquels elles disposent d’un périmètre d’intervention déjà établi. Deuxièmement, je pense qu’il faut mener une politique de déconcentration de l’administration de l’État et de mutualisation de certains services publics entre l’État et les collectivités locales, notamment en matière d’ingénierie territoriale. Enfin, j’encouragerais fortement la création de communes nouvelles, notamment de communes fusionnées.

C’est l’ancien maire de Cherbourg­ Octeville qui parle… Ces fameuses fusions de villes, en quoi sont-elles bénéfiques pour les habitants ?

Ce fut une expérience très positive à Cherbourg. Je trouve que lorsque l’on engage une fusion des collectivités locales pour créer des communes mieux organisées, on opère des économies d’échelle qui permettent de transformer, par la mutualisation, des dépenses de fonctionnement en budget d’investissement. Ces économies d’échelle sont utiles, lorsque la commune est bien gérée, pour développer des services publics nouveaux, notamment des équipements publics, en matière de développement durable, d’accès au sport et à la culture, ou des infrastructures scolaires ou sociales qui sont nécessaires au développement du territoire et à la conduite des grandes politiques de solidarité. À Cherbourg, l’expérience a débouché sur une plus grande maîtrise des dépenses de fonctionnement, en vue du renforcement de la capacité d’investissement de la collectivité.

« Beaucoup des réformes qui étaient présentées comme des progrès de la démocratie ont été, en réalité, des réformes d’affaiblissement. »

Les dernières années ont été émaillées par de nombreuses démissions de maires et d’élus locaux. De quoi cette crise de vocation est-elle le nom ?

Cette crise révèle une mélancolie démocratique très profonde, une crise de la représentation politique qui ne s’exprime pas qu’au plan communal. Et elle est aussi une crise de la vocation politique. Beaucoup des réformes qui étaient présentées comme des progrès de la démocratie ont été, en réalité, des réformes d’affaiblissement : je pense notamment à la limitation du cumul des mandats, qui a contribué à priver les maires d’une partie de leurs moyens d’action et les parlementaires d’une expérience qui leur donnait un surcroît de légitimité, d’autorité, de crédibilité.

Le surgissement dans le paysage politique national des parlementaires numériques, le plus souvent hors-sol, résulte en grande partie de ces évolutions. Il suffit de voir la manière dont le débat sur la réforme des retraites s’est passé à l’Assemblée nationale pour se convaincre du processus d’affaissement des institutions de la République.

« Ces réformes structurelles, nous les avons menées sans jamais céder à une conception punitive et culpabilisante de l’écologie. »

Depuis 2020, de grandes villes sont passées sous gouvernance écologiste. Elles ont annoncé l’ambition de rompre avec le conservatisme d’autrefois, en matière notamment de transition écologique. Quel est votre regard sur ce municipalisme vert ?

L’écologie a été au cœur de la préoccupation des maires bien avant que ces équipes nouvelles n’accèdent à la responsabilité publique. J’étais l’un des premiers maires de France à renoncer à l’utilisation de produits phytosanitaires pour l’entretien des parcs et jardins et j’ai municipalisé la gestion de l’eau, lorsque je présidais la communauté urbaine de Cherbourg. Nous étions avant cela sous gestion privée de l’eau, avec une délégation de service public. Nous avons conduit cette réforme pour des raisons qui tenaient à notre conception de la gestion des biens communs. Ces réformes structurelles, nous les avons menées sans jamais céder à une conception punitive et culpabilisante de l’écologie.

« La violence monte et les forces d’affrontement progressent en éloignant le débat démocratique de ses fondements républicains. »

Vous souhaitez « réveiller » la social­-démocratie pour la présidentielle de 2027. La bataille va se jouer entre le centre gauche et le centre droit, selon vous. Ce n’est pas un hasard si vous avez signé l’année dernière une tribune avec Édouard Philippe sur le conflit israélo-palestinien, et notamment son importation sur le sol français ?

La fin de la parenthèse macroniste conduira inéluctablement à une redistribution des cartes. Le pôle d’extrême droite est désormais ancré dans le paysage et, pour éviter son avènement, il faudra que le reste du paysage, qui lui n’est pas figé, bouge et se fortifie autour de formations nouvelles et crédibles. Ma conviction est que si la gauche de gouvernement ne se réorganise pas, la victoire de Marine Le Pen aux prochaines élections cessera d’être possible pour devenir probable, car la domination de la gauche par LFI conforte l’extrême droite et la droite en discréditant la gauche. Par ailleurs, la violence monte et les forces d’affrontement progressent en éloignant le débat démocratique de ses fondements républicains. Si nous nous sommes exprimés conjointement avec Édouard Philippe, alors que nous n’appartenons pas au même camp politique, c’est bien pour rappeler que le débat ne saurait en rien prospérer dans l’abandon des fondements de la République, car cet abandon aboutirait inéluctablement à l’affrontement de tous contre tous.

Le clivage droite/gauche doit-il revenir au centre du jeu politique français ?

Il est déjà au cœur du jeu. L’actuel pouvoir procède du recyclage de la droite. L’extrême droite le menace. Et la gauche est à reconstruire si elle ne veut pas disparaître en abandonnant le pays à l’alliance de l’extrême droite et de la droite extrême.

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