La crise sanitaire fait ressurgir des désirs de campagne chez les citadins. Est-ce la revanche du rural ? Magali Talandier met en garde contre un exode des villes qui, s’il devait perdurer, mettrait à mal les équilibres territoriaux.
Propos recueillis par Sébastien Fournier
Avec la crise du Covid-19, de nombreux urbains ont manifesté l’envie de quitter la ville pour vivre à la campagne ? Faut-il y voir un exode urbain ?
Cette envie de campagne n’est pas nouvelle, toutes les enquêtes réalisées ces trente dernières années auprès des habitants des villes montrent qu’une majorité d’entre eux rêvent de vivre à la campagne. Le rêve ne devient pas forcément réalité mais on observe des soldes migratoires positifs dans de nombreux milieux ruraux. En revanche, il n’y a pas vraiment eu d’accélération du phénomène depuis vingt ans. On a donc, chaque année, à peu près la même proportion de personnes qui s’installent à la campagne, venant de grands pôles urbains.
Est-ce que la pandémie va accélérer ce mouvement ?
Il est trop tôt pour le dire. Dans l’histoire longue de la démographie et des mouvements de populations, il y a eu très rarement de grandes ruptures, à l’exception des épisodes de guerre. Statistiquement, l’exode urbain, comme certains l’annoncent aujourd’hui, est exagéré. Mais je note que beaucoup s’en sont réjouis, tout comme si c’était forcément positif pour les villes et les campagnes. Parce que ça permettrait, d’un côté, de réduire la densité et d’améliorer la qualité de vie et, de l’autre, de repeupler rapidement des territoires. Là, je dis attention : si un tel scénario devait se produire, cela ne serait pas sans conséquences.
Lesquelles ?
Pour les campagnes, il faudrait gérer, dans des espaces fragiles, une demande de nouveaux logements. Certains rétorquent qu’il existe une offre abondante dans les centres-bourgs, mais en réalité ce sont souvent des maisons sans jardin, situées en cœur de village. Ce n’est pas ce à quoi aspirent les ur- bains. Ils veulent des terres. Il y aurait ainsi de nouvelles constructions et des conflits avec les terres agricoles. Donc, une possible fragilisation de ces espaces. Et puis, du côté des villes, ça voudrait dire une perte de solidarité. Les ménages qui ont les moyens de s’installer dans les campagnes sont plutôt privilégiés, financièrement et culturellement. Lorsqu’ils habitent en ville, ces ménages contribuent à une certaine forme de solidarité, à travers les impôts locaux, le financement des services publics et un engagement citoyen. Leur départ mettrait à mal la mixité sociale dans les grandes villes.
Y a-t-il une nostalgie rurale ?
Les Français sont restés très proches des espaces ruraux. La révolution industrielle a été très tardive en France et certains d’entre nous ont encore le souvenir de grands-parents paysans, de vacances passées chez eux ou dans la maison familiale. Ces liens ne sont finalement pas si anciens et restent très présents dans l’imaginaire collectif. Et c’est plutôt bien. Je trouve que le lien ville-campagne est extrêmement important pour mettre en œuvre les changements comme la transition écologique par exemple. Il faut sortir de l’opposition complètement stérile, entre le rural d’une part et la ville de l’autre. Entre la ville hyperpuissante qui capterait toutes les richesses et le reste du territoire qui serait totalement à la traîne. En réalité, ce sont deux facettes d’un même modèle territorial.
Comment sortir des oppositions ?
Il faut peut-être retrouver l’amour des villes et savoir cultiver une envie d’urbanité. Il faut également prendre le temps de révéler les flux, les liens qui sont invisibles mais réels, qui relient les territoires urbains et ruraux. Il s’agit des flux de matières, d’échanges alimentaires, énergétiques, les flux de richesses et de revenus… Ils montrent à l’évidence que le lien est très fort. Et cela va au-delà de la solidarité. Ce n’est pas la ville riche qui aide la pauvre campagne. Non, la ville a besoin de la campagne comme la campagne a besoin de la ville. Les deux fonctionnent main dans la main. C’est une question de réciprocité.
Il faut peut-être retrouver l’amour des villes et savoir cultiver une envie d’urbanité
Mais il existe encore des égoïsmes territoriaux… Est-ce la faute de notre organisation institutionnelle ?
On met souvent en cause le mille-feuille territorial. C’est certes une superposition de structures qui peuvent être parfois coûteuses mais c’est aussi un empilement de scènes de dialogue et de concertation. De fait, les lieux et les échelles d’analyse, d’expertise, de gouvernance et de décision sont multipliés. Dire, aujourd’hui, il manque la bonne échelle, la bonne institution, le bon outil, pour raisonner sur des relations ville-campagne ou plus largement sur les questions de résilience, je ne le pense pas. On dispose des instruments pour le faire, comme le SCoT, et de scènes pour en discuter. Il n’y a pas besoin d’en inventer d’autres. Maintenant, il faut un engagement plus fort des décideurs locaux et, peut- être, une expertise plus éclairée pour sortir de ces visions dichotomiques.
Il faut un engagement plus fort des décideurs locaux
Que faudrait-il faire pour redonner goût à la ville ?
Les villes doivent être plus habitables et favoriser le bien-être des habitants. Mais l’équilibre est toujours compliqué. Il faut gagner en qualité de vie urbaine sans néanmoins précipiter une ségrégation encore plus forte de l’espace. Éjecter au-delà du périmètre urbain les populations les plus défavorisées n’est évidemment pas souhaitable. Inventons de nouveaux modèles urbains. C’est un travail d’urbanistes mais aussi d’élus.
Nous n’avons pas été à la hauteur des enjeux écologiques
La crise sanitaire s’est doublée d’un choc économique et social de grande ampleur. Est-ce le moment de changer de modèle selon vous ?
Notre modèle semble atteindre ses limites et une voie différente est à inventer. Je pense par exemple que nous n’avons pas été à la hauteur des enjeux écologiques. C’est une question d’engagement politique mais pas seulement. Du côté de l’expertise, de la recherche, celle qui éclaire l’action publique, il y a aussi beaucoup de progrès à faire. Le diagnostic de la crise et ses conséquences ont été très largement documentés sur les aspects sociaux ou économiques. Mais ils ont été très rarement recoupés avec les conséquences écologiques. Comment le décideur peut-il faire le bon choix s’il n’a pas toutes les cartes en main ? Dans le secteur de l’alimentation, de l’énergie ou du bâtiment, on connaît les grandes lignes pour favoriser une transition écologique et les marges de progression sont encore importantes. Dans celui de l’industrie, c’est sans doute plus compliqué. Quelle décision prendre ? Par exemple sur la question de l’aéronautique, jusqu’où faut-il soutenir l’activité ? Comment engager dès aujourd’hui un travail spécifique auprès des sous-traitants afin de les aider à s’adapter et à répondre à d’autres marchés pour demain ? On parle beaucoup d’économie circulaire, de relocalisation de certaines chaînes de valeur. Tout ceci est très intéressant, stimulant, même si ça mérite encore des expertises approfondies en fonction des villes, des territoires et de leurs spécificités.