Accueil Tour d'horizonEntretiens « Il faudrait faire voter le citoyen deux fois : là où il travaille et là où il habite »

« Il faudrait faire voter le citoyen deux fois : là où il travaille et là où il habite »

par Sébastien Fournier
Jean Viard
Temps de lecture : 8 minutes

Selon le sociologue Jean Viard, la pandémie change le monde. Une nouvelle civilisation, numérique et écologique est en train d’émerger. Avec pour corollaire, le grand retour des territoires et des lieux. Pour Objectif Métropoles de France, il précise sa pensée, avec son franc-parler habituel. L’occasion de refaire la carte territoriale et d’égratigner les élus locaux, taxés de conservatisme.

Propos recueillis par Sébastien Fournier

Vous dites que la pandémie nous a fait basculer d’une civilisation post-industrielle à une civilisation « écolo-numérico » planétaire. C’est-à-dire ?

Depuis la guerre, quand vous vouliez voir quelqu’un, vous consommiez du pétrole. Aujourd’hui, vous faites de la visioconférence. Et cette pratique va rester. Le premier lien entre les hommes est devenu virtuel, même si dans certains cas on a toujours besoin de se voir. Le numérique est assez récent en fait bien que les ordinateurs ne datent pas d’aujourd’hui. Auparavant, la chaîne pétrole-automobile-avion structurait nos économies. À présent, c’est celle du numérique qui les organise. Et cela va très vite.

Vous dites également que ce bouleversement modifie notre rapport à la modernité. Expliquez-nous.

Plus on va dans une société numérique, plus les objets sont petits. Prenez un téléphone portable, c’est un objet absolument génial qui sait quasiment tout faire et il tient dans la poche. Et à l’avenir, il sera encore plus puissant et plus petit. Au fond, la modernité n’est plus aujourd’hui symbolisée par des constructions, du béton, comme des supermarchés, des autoroutes, des ronds-points, car elle est dans l’objet technologique.

Cette révolution ravive alors l’esprit des lieux qui va entourer l’objet lui-même. On veut voir des arbres, la mer, la montagne, le patrimoine…

On a compris à quel point on était plastique dans nos comportements.

Est-ce une opportunité pour accélérer la bataille contre le réchauffement climatique ?

Avant la pandémie, je triais mes poubelles même si je ne croyais pas à la fonte des glaciers. Je le faisais parce qu’on me disait de le faire. Là, on s’est rendu compte que l’humanité pouvait changer son destin ensemble. Il n’est jamais arrivé dans l’histoire que 7 milliards d’Hommes s’observent et fassent la même chose au même moment. Tous les jours, dans le monde entier, on a regardé la télévision et scruté les courbes de l’épidémie. On a compris à quel point on était plastique dans nos comportements et qu’on pouvait alors, ensemble, gagner des combats, comme la lutte contre le réchauffement climatique. Nous avons les cartes en main mais tout dépendra du jeu politique.

À vous lire, la société ségréguée d’hier est révolue. Trouvez-vous que nous sommes plus solidaires aujourd’hui ?

Il y a maintenant et après. Nous ne sommes pas sortis de la crise. Nous la vivons encore au quotidien, avec cette quatrième vague. Comme toujours dans l’histoire, la construction du récit va nous écrire le futur. Et il va y avoir des ruptures fortes. Avec la pandémie, nous assistons au grand retour de l’unicité des individus et du sens de la vie.

450 000 Parisiens ont quitté la ville pour s’installer dans leur résidence secondaire. Il y a parmi eux les « bobos télétravailleurs ».

Dans la France de 2020, selon vous, de nouvelles classes sociales ont émergé, comme la classe numérique…

Durant la pandémie, 450 000 Parisiens ont quitté la ville pour s’installer dans leur résidence secondaire. Il y a parmi eux les « bobos télétravailleurs ». Ils ont ouvert un nouveau territoire, un nouveau mode de vie et d’occupation de l’espace qui est une extension de la ville. Ce sont des territoires essentiellement touristiques qu’il convient aujourd’hui de développer. Bien qu’elles revendiquent une forme de travail à domicile, ces personnes aimeraient bien partir avec leur ordinateur portable faire du coworking dans ce que nous appelons les « tiers-lieux ». Il faut les développer. Et il faut le faire vite parce que si on ne s’occupe pas de ces « migrants de l’intérieur », ils vont repartir.

Jean Viard

Jean Viard © Virginie Jullion

Pensez-vous que le télétravail va se normaliser ?

78 % des salariés qui étaient en télétravail veulent continuer au moins un jour par semaine. Les employeurs vont peut-être freiner mais précisons que la productivité a augmenté en moyenne de 22 %. C’est convaincant ! On peut d’ailleurs se demander aujourd’hui à quoi vont servir tous les mètres carrés qu’on a construits pour les bureaux. Tous ne seront plus occupés. Les gens vont venir deux jours par semaine aux heures de réunion. On va aller au bureau lorsqu’on aura besoin de se voir.

Il faut arrêter d’attribuer les logements uniquement en fonction de critères sociaux.

Vous évoquez également les travailleurs du « care » et du service dont on a beaucoup parlé au pic de la crise mais qui ne sont pas suffisamment valorisés…

Oui, ce sont les personnes qui, durant la pandémie, ont continué de travailler, dans les métiers du soin, dans la sécurité, dans le commerce, la logistique, les services publics… Il faut augmenter leurs salaires et leur donner la priorité dans le logement social. Il n’y a aucune raison qu’une infirmière n’ait pas un appartement HLM. Cela compense la relative modestie de son salaire. Les travailleurs des services publics, et pourquoi pas des autres secteurs, doivent hériter de la proximité géogra- phique. C’est aussi important que la hiérarchie sociale. Il faut arrêter d’attribuer les logements uniquement en fonction de critères sociaux.

Le groupe social le plus conservateur de la République, ce sont les élus locaux.

Il est beaucoup question de territoires dans votre ouvrage. Vous militez pour une organisation territoriale simplifiée. Difficile à faire avec des élus très attachés à leurs prérogatives, non ?

Le groupe social le plus conservateur de la République, ce sont les élus locaux. Ce sont majoritairement des retraités, issus généralement de catégories moyennes supérieures, se mettant au service des habitants. Le statut d’élu local est absolument génial. Vous n’êtes jamais autant respecté. On montre toujours l’élu qui a été attaqué par un débile– il y en a malheureusement – mais, en vérité, j’ai été élu local et, quand je rentre dans un amphi en tant que vice-président de métropole, on se lève. Quand je rentre dans un amphi en tant qu’enseignant, il faut que je tape sur la table pour que les étudiants arrêtent de blaguer.

Si on avait mis l’argent (investi dans les ronds-points en France) dans des start-up, il n’y aurait plus un seul chômeur.

C’est un peu caricatural…

Pas du tout ! Cette catégorie sociale défend l’idée d’un territoire hérité. Ils se prennent pour des chefs d’entreprise, ils investissent, ils dépensent des sommes astronomiques. Calculez le coût des 63 000 ronds-points qu’on a construits en France. Dans ma commune, il y a en cinq et cela a coûté un million et demi d’euros. On dit que c’est de l’investissement, mais ça ne fait pas tourner l’économie. Si on avait mis cet argent dans des start-up, il n’y aurait plus un seul chômeur ! Et puisqu’on parle des routes, les élus font des choses délirantes : on élargit les chaussées pour mieux circuler pour ensuite mettre des ralentisseurs parce qu’il y a trop d’accidents ! On retrouve d’ailleurs toujours les mêmes entreprises qui vendent du goudron… Et le petit coin de verdure construit au milieu du rond-point, il est réalisé par une entreprise qui généralement finance le parti politique. La logique dans laquelle nous sommes est une tragédie. Par ailleurs, le système qui désigne les élus est aussi conservateur. J’ai suivi les élections, et je rigole. J’ai connu les pères de beaucoup de candidats actuels. Ils n’arrêtent pas de circuler : ils étaient PS, ils sont passés Macron et tournent encore… Mais ce sont toujours les mêmes ! Ils changent d’étiquette mais je les vois vieillir sous le harnais. Il ne faut pas s’étonner ensuite d’avoir une abstention aussi forte.

Alors quelles sont vos suggestions ?

Je propose une réforme fondamentale. Lors des élections municipales, il faudrait faire voter le citoyen deux fois : là où il travaille et là où il habite. Prenons Paris. Si le million de banlieusards qui viennent tous les jours travailler dans la Capitale y votaient, l’équilibre politique de la ville serait totalement différent. Aujourd’hui, c’est comme si on disait faisons une gare pour ceux qui y travaillent, c’est-à-dire les salariés de la SNCF. Non, on fait une gare pour les passagers !

L’essentiel des actifs d’une ville n’y travaille pas. Mais c’est quoi cette démocratie du sommeil ?

La démocratie, c’est une alliance entre la production et l’habitat sinon ce n’est plus une démocratie. Je le redis, il faut faire voter deux fois.

Je dis gentiment à mes amis LREM, vous êtes un groupe de commissaires aux comptes. Ce sont des gens qui savent compter mais qui n’ont pas d’expérience de la société.

Vous souhaitez revenir sur l’interdiction du cumul des mandats. Pourquoi ?

Pour le Sénat, ce serait une bonne idée, car les chambres sont faites pour représenter les territoires. Il y a différentes façons de le faire. Par exemple, seuls les anciens élus locaux pourraient devenir sénateurs. Ou alors on pourrait cumuler les deux mandats mais en limitant le travail parlementaire au seul vote du budget et des lois territoriales. Là, dans la réforme en vigueur, je pense que nous sommes allés trop loin. Je dis gentiment à mes amis LREM, vous êtes un groupe de commissaires aux comptes. Ce sont des gens qui savent compter mais qui n’ont pas d’expérience de la société. Il y a un vrai débat sur cette question.

Quelle serait l’organisation territoriale idéale ?

La tête de pont, c’est la région. Son président doit être le meneur de jeu. Il pourrait être assisté d’un bureau où siègent les présidents de métropoles et les présidents des départements non métropolitains. Il est normal que le président de l’Allier soit assis à côté de celui de la métropole de Lyon. Ils sont au même niveau symbolique même s’il y en a un qui est plus puissant que l’autre en termes de nombre d’habitants et de chiffre d’affaires. Il faut par ailleurs donner du pouvoir aux villes, ce que la France n’a jamais fait.

Les crayons n’ont pas été faits pour les ânes, on peut redessiner certains territoires.

Êtes-vous favorable à la fusion métropole-département ?

C’est un impératif. Lyon l’a parfaitement réussi. Et si le département est trop grand, on en enlève un bout. On peut très bien décider par exemple que la zone d’Arles soit rattachée au Vaucluse parce qu’on ne voit pas bien pourquoi elle irait dans la métropole Aix-Marseille-Provence. Les crayons n’ont pas été faits pour les ânes, on peut redessiner certains territoires.

Pourquoi souhaitez-vous qu’on diminue le nombre d’élus en milieu périurbain ?

Autour d’une grande métropole, il faut repenser la carte politique à l’échelle de la vie des gens. Ils n’habitent pas quelque part mais « à l’extérieur ». Les habitants de Méru (commune de l’Oise, ndlr) ne disent pas « j’habite là », ils disent « j’habite à une heure de Paris ». Il faut repenser le grand périurbain comme De Gaulle l’avait fait avec les villes nouvelles. Ici, les petites communes produisent des élus qui sont complètement déconnectés de la réalité. Vous savez, quand je siégeais à la métropole d’Aix-Marseille-Provence, il y avait 563 élus, tous niveaux confondus. Comment voulez-vous avoir un projet partagé et lisible pour les habitants ? Ce n’est pas possible. La proposition de Nicolas Sarkozy n’était pas complètement sotte (mesure visant à fusionner les conseillers régionaux et départementaux, ndlr).

L’avenir de la ville, ce n’est pas le vélo et les géraniums.

Dans votre ouvrage, vous expliquez que le vélo ne doit pas être la nouvelle idéologie bâtisseuse. C’est une pique à l’adresse des écologistes ?

Absolument. L’avenir de la ville, ce n’est pas le vélo et les géraniums. La ville est un moteur économique. Elle n’est pas construite uniquement pour ses habitants, elle doit aussi gérer les flux qui la traversent. Si on en fait un village, c’est-à-dire une structure endogame, on s’écrase. La France est le seul pays du conseil de sécurité de l’ONU à ne pas avoir produit de vaccin alors qu’on a le meilleur système de santé au monde. La fierté nationale en a pris un coup. Il faut se redresser sur le plan économique.

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