Accueil Tour d'horizonEntretiens « La classe politique étatique n’a plus aujourd’hui un discours cohérent »

« La classe politique étatique n’a plus aujourd’hui un discours cohérent »

par Sébastien Fournier
Temps de lecture : 8 minutes

Entretien avec Carlos Moreno, professeur des Universités et spécialiste de la ville intelligente

Propos recueillis par Sébastien Fournier

La France a mal à ses grandes villes. Malgré l’émergence récente des métropoles, la question urbaine continue de diviser les élus. Pire, accusées de pourfendre les équilibres sociaux et de vampiriser les territoires, les métropoles sont souvent vécues comme une menace pour la cohésion du pays. Nous avons interrogé Carlos Moreno, professeur des Universités, spécialiste international des questions métropolitaines, pour en connaître les raisons. Il ressort de son analyse, sans concession, des difficultés liées à des mouvements contradictoires entre jacobinisme et prérogatives territoriales. Il propose de réfléchir à un nouveau modèle collectif tout en appelant à un sursaut pour dépasser les populismes.

La reconnaissance en France du fait urbain est assez nouvelle. Comment expliquer le décalage qu’il peut y avoir entre la réalité historique de l’urbanisation et la réalité politique ?

Le décalage est étroitement lié à la forme de gouvernance du pays qui reste profondément jacobin, centralisateur et qui a beaucoup de mal à lâcher ses prérogatives au profit d’une décentralisation massive. Si on compare notre système à l’échelle européenne, par exemple, avec la République fédérale allemande qui a su faire émerger une vie régionale, le décalage est évidemment lié à cette approche française. Il en est de même avec le cas espagnol, bien qu’il soit complexe, avec ses diverses autonomies existantes, voire avec la Belgique qui est capable de fonctionner sans État.

Il y a un deuxième point qui est paradoxal dans la vie territoriale française. Quand on additionne le nombre de communes qui existent à l’échelle européenne, 75 % sont françaises. C’est beaucoup. Ces communes ne veulent pas lâcher leur pouvoir au profit de formes territoriales consolidées capables d’être en concurrence avec le fait métropolitain, européen, voire mondial. Les 35 000 communes françaises ne sont pas loin de l’héritage de l’Ancien Régime qui, lui, était constitué de 40 000 paroisses qui permettaient au clergé de contrôler les baronnies locales. Finalement, la vie territoriale française a toujours été coincée entre une gouvernance centralisatrice, jacobine et des prérogatives territoriales très locales avec des divisions administratives. Dans ce contexte, les métropoles, à l’image de ce qui se fait sur le plan international, ont beaucoup de mal à émerger. Nous avons aujourd’hui 22 métropoles mais les difficultés demeurent. Rien que le processus du Grand Paris est un problème. Le président de la République avait annoncé, il y a un an déjà, une nou­ velle mouture. Il y a fort à parier qu’il n’y aura pas d’annonce majeure, en tous cas pas avant les élections européennes. Tout cela montre à l’évidence nos difficultés à être en capacité de non seulement comprendre le fait métropolitain mais aussi de proposer des formes d’organisation territoriales innovantes pour faire face aux enjeux d’aujourd’hui.

La vie territoriale française a toujours été coincée entre une gouvernance centralisatrice, jacobine, qui a beaucoup de mal à “lâcher”, et des prérogatives territoriales très locales avec des divisions administratives. Dans ce contexte, les métropoles, à l’image de ce qui se fait sur le plan international, ont beaucoup de mal à émerger.

Il est en effet difficile de proposer, même sur la base du volontariat, des solutions de fusion, de regroupement de communes voire d’une partie d’un département avec une métropole. Et quand on y parvient parfois, il y a aussitôt une levée de boucliers. N’est-ce pas un problème ?

En tant que chercheur et penseur, je voyage en permanence et donc j’observe énormément de configurations territoriales à travers le monde. Cela me donne le privilège de m’extraire des débats qui sont souvent partisans ou guidés par des intérêts particuliers locaux. Nous parlons toujours des prérogatives politiques liées à une certaine manière de concevoir le territoire. À cet égard, je voudrais dire deux choses. La première, on présente comme modèle le cas lyonnais qui a su effacer la vie départementale au profit de la vie métropolitaine du Grand Lyon. Ici en France, on veut souvent traduire des mouvements territoriaux par une démarche administrative, règlementaire. Mais la vie territoriale française est loin d’être homogène.

Si on considère par exemple la métropole de Nice Côte d’Azur, c’est la métropole la plus étendue. De la Méditerranée à l’arrière-pays, elle doit comporter à peu près 128 communes. Aujourd’hui, la difficulté, c’est d’imposer un modèle métropolitain qui serait la norme administrative. J’ai en tête les réunions qui ont eu lieu à ce sujet, entre le président de la République et quelques présidents de métropoles. Johanna Rolland, présidente de la métropole de Nantes, a décidé de ne pas suivre ce modèle. Contrairement, probablement, à Bordeaux et Toulouse. Nantes a choisi une voie différente, une métropolisation par alliance. J’ai évolué dans ma manière de voir les choses car quand je parcours le monde, je vois les différences qui existent entre les métropoles mondiales. J’ai été, en particulier, très frappé par la Chine, ce n’est pas un parangon de démocratie, bien au contraire, mais elle a su construire des modèles très originaux de gouvernance métropolitaine : c’est ce qu’on appelle la métropole-réseau. J’ai la conviction que, dans le cas de la France, compte tenu du contexte politique très nouveau, des territoires loin d’être homogènes, cette idée de métropole-réseau peut dépasser les règlementations, les normes, les structures bureaucratiques qui souvent asphyxient les projets. Quand j’entends les débats sur la Métropole du Grand Paris, j’arrive à la conclusion que cette idée est finalement un moyen de dynamiser un territoire par le développement de projets très concrets, dans une démarche de concertation. C’est un peu ce qu’essaie de faire Johanna Rolland pour avoir une influence territoriale beaucoup plus large. Et je pense que ce point n’est pas regardé avec attention et intérêt.

Les 22 métropoles françaises sont des agglomérations territoriales modestes quand on les compare à l’international… On reste dans une échelle de valeur qui est loin de ce qui se fait dans une pratique internationale métropolitaine.

Vous parliez de deux points. Quel est le second ?

Quand on évoque en France les métropoles, le langage n’est pas dans un standard international. En fait, les 22 métropoles françaises sont des agglomérations territoriales modestes quand on les compare à l’international. Sortie de l’axe Paris-Lyon-Marseille, la métropole de Bordeaux, par exemple, compte 700 000 habitants, pas plus, Nantes, 400 000. On reste dans une échelle de valeur qui est loin de ce qui se fait dans une pratique internationale métropolitaine : on parle de 35 très grandes villes qui abritent 20 % de la population mondiale. En France, il y a des petites métropoles discontinues, c’est-à-dire des agglomérations qui ont une certaine centralité territoriale. Mais celle-ci est entourée d’un maillage de villes moyennes et d’une semi-ruralité. On ne peut pas parler de la métropole de Lille sans penser aux communes proches comme Roubaix, Tourcoing ou même Arras… qui ont une dynamique loin d’être celle de Lille. On n’a pas pris suffisamment en compte cette réalité territoriale. Le mouvement des Gilets jaunes y trouve son origine d’ailleurs… Une fois retirés le poids des extrémistes, le poids des revanches politiques, il y a un malaise qui s’exprime par une asymétrie dans les relations entre les centres territoriaux (la métropole française), ses villes moyennes et ses sem-ruralités. Comment se déplace-t-on ? Quelles sont les mobilités ? Où se trouvent les lieux dans lesquels il y a du travail ? Combien de temps vais-je mettre pour aller au travail ? Quels sont mes revenus ? Quelle est ma qualité de vie ?… laquelle est mal analysée. Comme pour les entreprises avec la RSE, les territoires, aujourd’hui, doivent pouvoir développer un maillage leur assurant cette responsabilité sociale, écologique et économique.

Ce que vous dîtes, en somme, c’est que les élus doivent mieux travailler, construire ensemble pour casser les fractures territoriales ?

Il est nécessaire d’avoir des démarches plus collectives permettant aux territoires de construire des alternatives locales dans chacun de ces volets : social, environnemental, économique. Si on parle du volet environnemental, le président de la République devrait annoncer sous peu les Programmations pluriannuelles de l’Énergie. Or, il est indispensable qu’il y ait une expression territoriale. Les métropoles et les villes moyennes qui les entourent doivent être porteuses de moyens. Car la bataille pour le climat se situe au niveau local. Les trois quarts des actions sont mises en place par les territoires. Quelles sont-elles ? Ce sont des actions pour aider les ménages à se déplacer autrement, à mieux se loger. C’est le développement de projets pour créer de nouvelles sources énergétiques. Faire prendre conscience aussi aux habitants de ce que représente la consommation d’énergie, l’absence de circuits courts… Nous attendons tous aujourd’hui des choses extrêmement concrètes. Les métropoles et les territoires qui sont autour doivent être pleinement associés. Sinon, nous resterons dans la communication.

Il y a un malaise qui s’exprime par une asymétrie dans les relations entre la métropole, ses villes moyennes et ses semi-ruralités.

Le mouvement des Gilets jaunes montre plutôt des Français peu réceptifs à la question écologique. Que faudrait-il faire pour qu’ils prennent conscience des enjeux ?

Il existe un malaise comme je l’ai dit. La population française est loin d’avoir pris conscience des enjeux climatiques et de ses corollaires en termes de modes de vie, notamment en matière de mobilité et de consommation. C’est un problème de communication, de pédagogie, de formation, de sensibilisation… Il y a une surexposition de la problématique de la fiscalité écologique qui relève plutôt d’erreurs de communication gouvernementale. Les choses ne sont pas expliquées. Le gouvernement est aussi pris dans ses propres contradictions car on ne peut pas d’un côté vouloir encourager la fiscalité écologique et de l’autre continuer à encourager des phénomènes liés sociologiquement, comme la chasse. Ce qui révèle une ambivalence dans la politique du « en même temps ». On n’assiste pas à des explications très tranchées et très claires sur l’enjeu écologique et énergétique.

L’écotaxe de Ségolène Royal a été chahutée et mise à terre par les Bonnets rouges. C’est le même fil conducteur pour les Gilets jaunes : dans les deux cas, ils refusent leur part de contribution pour relever un défi qui pourtant nous concerne tous.

Les acteurs de l’hyperproximité doivent créer une dynamique qui est parfois plus importante que celle des États.

Quel regard portez-vous sur la montée des nationalismes en Europe et dans le monde ?

La classe politique étatique n’a plus aujourd’hui un discours cohérent capable de porter des rêves, des valeurs et des actions. Si on prend le cas de la crise que nous vivons par l’arrivée au pouvoir du conservatisme extrémiste, que ce soit Donald Trump aux États-Unis, Jair Bolsonaro au Brésil, Viktor Orban en Hongrie, Matteo Salvini en Italie,… il y a une forme de revendication, celle de faire plus grand son pays. Comme un moyen de pallier l’incapacité des politiques nationales à offrir des alternatives crédibles en termes de qualité de vie. Car l’État-nation ne peut plus vraiment être cohérent dans un contexte d’économie globalisée et interdépendante. Le cas de l’Italie est inquiétant, comme celui de la Hongrie d’ailleurs : malaise d’un État entaché par la corruption, dans l’incapacité de tracer une vraie stratégie et dans lequel la région du Nord a pris sa revanche sur celle du Sud. Une prise de pouvoir avec des arguments surfant sur la peur de l’immigration, la peur de l’autre.

Dans le cas de l’Europe, dans sa forme actuelle, elle ne satisfait personne. Chacun des États, pris dans sa propre crise économique ou empêtré dans sa politique d’austérité, a créé un vide en Europe, lequel a été comblé par des réponses nationalistes. Les États-nations ont une réelle difficulté aujourd’hui à construire un programme qui soit en accord avec les aspirations des citoyens de leur pays. Autre phénomène : la montée en puissance du fait métropolitain. Celle-ci est une réalité dans le monde. Nous ne revenons pas aux cités-États mais il faut reconnaître aujourd’hui que le phénomène métropolitain change la donne au niveau local. Les acteurs de l’hyper-proximité doivent créer une dynamique qui est parfois plus importante que celle des États. Je soutiens ce processus. Je considère que, parfois, il vaut mieux être président d’une grande métropole ou maire d’une grande ville plutôt que ministre d’État, lequel a du mal à développer une action. On assiste à une crise des États qui obéit à leur propre dynamique mais aussi à la dynamique du développement des métropoles. Aujourd’hui, ce sont les métropoles qui peuvent jouer un rôle moteur et majeur, ce sont elles qui peuvent appliquer une démarche « territoires zéro chômeur », elles qui peuvent faire le relais d’une réelle transition énergétique, elles encore qui peuvent appliquer des stratégies bas carbone. Si on ne veut pas suivre un chemin de désagrégation politique, il faut parvenir à une meilleure qualité des relations entre la vie politique nationale et la vie politique territoriale.

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