Entretien avec François Leclercq, architecte urbaniste
La crise des Gilets jaunes analysée par un urbaniste ? François Leclercq qui, de Montpellier à Nantes, investit des terrains métropolitains très différents, nous offre son regard et ses pistes pour réconcilier, ainsi qu’il les appelle, le « cœur de la Métropole » et la France « du lointain ».
Propos recueillis par Charlotte Fauve
Le mouvement social des Gilets jaunes agite la France depuis déjà plusieurs mois. L’urbaniste vous paraît-il un observateur privilégié de cette crise ? Comment analysez-vous ce malaise ?
En France, les métropoles captent toutes les richesses : l’investissement, qu’il soit intellectuel, politique, financier, se focalise sur elles. Or, beaucoup de gens habitent en dehors de ces centralités mais cette France du lointain, qui va des Ardennes jusqu’aux Landes, n’intéresse pas. Pendant quatre décennies, on y a cependant laissé s’installer une urbanisation très diffuse, faite de zones pavillonnaires, de centres commerciaux et de zones d’activité, toutes très dépendantes de la voiture. Avec la disparition du réseau ferroviaire qui maillait le territoire, ces périphéries ne sont plus aujourd’hui accessibles que grâce à l’automobile. En parallèle, dans les discours des politiques ou des professionnels de l’urbanisme, ainsi qu’à coup de mesures très coercitives – la limitation à 80 km/h, la taxe carbone –, on fait comprendre aux gens qui vivent dans ces territoires que ce n’est pas bien, que ce n’est pas la ville vertueuse. Du point de vue de l’urbaniste, il y a donc une double fracture, d’abord concrète, celle de l’isolement, puis celle, psychologique, due à l’impression d’une forme de désaveu. Comme s’il n’y avait aucune tendresse, aucune affection pour cette ville diffuse. Pourtant, la ville dense n’a pas les qualités de la campagne française qui, à bien des égards, peut aussi être considérée comme extraordinaire.
Cette fracture vous amène à envisager un élargissement du périmètre de la plani cation. Quelle serait selon vous la bonne échelle d’action et de réflexion ? Quid, dans ce cas, de la gouvernance, revient-elle aux régions ou aux métropoles ?
Il y a deux périmètres à prendre en compte, l’un est géographique, le second politique. Nous avons en France une agglomération considérable, Paris, qui est extrêmement riche, tentaculaire, qui se prolonge au-delà de l’Île-de-France, vers des villes comme Creil ou Beauvais. Elle est à l’échelle de la Région tandis que les autres métropoles, à chaque fois des cas différents, coïncident plutôt avec les limites départementales, à l’image de Lyon, par exemple. Mais en termes de démocratie locale, on se rend compte qu’à la veille des élections municipales, le retour à l’échelle de la commune est très fort. Chacun, au final, parle à ses électeurs. Mais ensuite, il manque un périmètre plus généreux, qui permette un aménagement du territoire au sens large. Je garderai donc le pouvoir au contact avec l’ultra-local, pour agir au niveau de la rue, de la place, tout en l’englobant dans quelque chose de plus vaste : la région pour Paris, le département pour les métropoles de province.
« Les appels à projets sont le thermomètre de la bonne santé des métropoles : les grandes villes attirent les investissements et cela béné cie donc à tous les sites, même les plus difficiles »
Ce raisonnement à grande échelle appelle selon vous à dépasser l’urbanisme de projet pour un urbanisme de stratégie. Pourquoi ? Pensez-vous que des opérations telles que, par exemple, Inventons la Métropole du Grand Paris puissent servir de levier à un territoire ?
Les appels à projets sont le thermomètre de la bonne santé des métropoles : les grandes villes attirent les investissements et cela bénéficie donc à tous les sites, même les plus difficiles. Prenons par exemple Inventons la Métropole du Grand Paris : Sevran, commune défavorisée d’Île-de-France, sera un jour desservie par le super-métro et elle aura sa « vague de surf » grâce à cette opération. Jamais le pouvoir public n’aurait imaginé construire un quartier autour d’une option ludique. De nombreuses nouvelles programmations sont donc faites mais cela ne peut suffire au niveau territorial global, qui nécessite de revenir à des orientations très stratégiques. Je pense que tout ne peut pas être fait dans l’ultra-local. À un moment, il va falloir une vision un peu plus volontariste pour faire bouger les choses.
Concrètement, à quoi pensez- vous pour dynamiser les espaces périphériques ?
Ce qui m’intéresse actuellement, c’est de savoir comment faire de l’aménagement du territoire à la manière de la Ve République, mais dans un État pécunieux, désargenté. L’urbanisme du XXe siècle, celui de la mission Racine, par exemple, qui, sur la côte languedocienne, a mis des moyens considérables pour assécher des marais, construire des villes nouvelles, est fascinant : il a quelque chose de très puissant, mais nous n’en sommes plus capables. À côté de cela, la structure économique de la France est marquée par les très grands groupes – Casino, Carrefour, Intermarché, Total, Renault, Peugeot–, nous avons plus d’entreprises du CAC40 en France que dans d’autres pays européens. Ne nous leurrons pas, ils aménagent le territoire à notre place. Pourquoi ne pas s’appuyer sur cette force pour transformer ? Aujourd’hui, eux-mêmes arrivent à un moment historique où ils s’interrogent sur leur modèle : il faudrait rentrer dans une phase de négociation consistante pour endiguer la dévitalisation de nos centres-villes, lancer des États généraux du commerce afin que ce travail soit fait de manière conséquente avec eux sur l’ensemble du territoire, par région, par département, pour planifier, avec des équations très précises de déplacement, la position des centres commerciaux. Une autre force sur laquelle s’appuyer, ce seraient aussi les concessionnaires autoroutiers, Vinci entre autres, pour qu’ils ne se contentent plus de mettre uniquement des péages sur ces grandes artères : j’avais fait une étude sur les autoroutes A4 et je pense qu’à l’avenir, les grands centres commerciaux qui y sont branchés pourraient devenir de nouveaux centres de mobilité. Les habitants des différents hameaux y gareraient leurs voitures, leurs vélos électriques et, ensuite, prendraient les transports en commun sur l’autoroute.
« La France se caractérise par son urbanisation extrêmement lâche, c’est l’un des pays les moins denses d’Europe… »
Dans ce cadre, faites-vous appel à un urbanisme décroissant ?
Je ne pense pas que l’objectif à long terme soit de rassembler tout le monde dans la ville dense : la France se caractérise par son urbanisation extrêmement lâche, c’est l’un des pays les moins denses d’Europe, contrairement à l’Italie ou à l’Allemagne. Le rêve pavillonnaire aujourd’hui continue, aller dans le lointain est facile. Dans le Sud, à Marseille, Aix, il est très difficile d’être concurrentiel avec la campagne provençale. Vous pouvez parler d’aménités, de pieds d’immeubles autant que vous voulez, il est compliqué d’expliquer aux gens la nécessité de s’agglomérer. Mille manières d’habiter la métropole existent et l’une des options d’occupation du territoire se trouve aussi dans la campagne, à condition d’inventer le travail qui va avec, éventuellement en relation avec les grandes entreprises : co-working, télétravail sont possibles en ville, demain ils permettront peut-être aussi d’habiter dans le lointain.