Les métropoles de Lyon et de Bordeaux ont acté, fin 2020, la reprise en main de leur service public de l’eau. Elles s’inscrivent ainsi dans une tendance de fond, entamée depuis le milieu des années 2000, dont les motivations ne sont pas seulement politiques.
Par Magali Tran
« L’eau n’est pas une marchandise, c’est un bien commun. Ce service doit donc être géré par la collectivité, dans une dimension politique et citoyenne à la fois. » La position de Sylvie Cassou-Schotte, vice-présidente de Bordeaux Métropole chargée de l’eau et de l’assainissement, est claire et partagée par son homologue du Grand Lyon. Anne Grosperrin, déléguée au cycle de l’eau, inscrit cette même vision politique dans un cadre plus large : « Nous ne sommes pas déconnectés d’enjeux plus macros, à l’échelle de la planète. Dans certains pays, comme l’Australie, ou en Californie, l’eau connaît une marchandisation et même une financiarisation sur les marchés, au même titre que le pétrole ou le blé. Or l’eau détermine nos conditions de vie : l’intérêt général, qui doit la gouverner, est incompatible avec sa gestion par des entreprises privées. » Les deux métropoles de Lyon et de Bordeaux ont donc décidé, en décembre dernier, de reprendre en main l’eau potable, en prévision de la fin de leurs contrats de délégation de service public (DSP) en 2022.
Dix ans plus tôt, c’est le même point de vue qui avait fait franchir le pas à la Ville de Paris. La gestion de l’eau a évolué au fil du temps. Régis Taisne, chef du département Cycle de l’eau à la FNCCR – France Eau Publique, rappelle que « historiquement, le service public de l’eau a plutôt été concédé, et ce, depuis le XIXe siècle, et ce phénomène s’est accentué dans les années 1980, avec la montée en puissance des entreprises privées spécialisées » que sont les actuelles Suez et Veolia. Avec, en contrepartie, une perte de connaissances techniques relatives à ce service.
Crise de confiance
Sous pression de la loi Sapin (loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques), des associations et des citoyens, « dans de nombreuses grandes villes, on a ensuite vu une reprise en main des services par les collectivités, avec un contrôle plus étroit des services délégués », poursuit Régis Taisne. D’autant qu’une crise de confiance a éclaté dans la deuxième moitié des années 1990, avec le scandale de « l’affaire Carignon » du nom du maire de Grenoble de l’époque. Ce dernier s’est rendu coupable de corruption dans l’attribution du marché de l’eau de la ville à un délégataire, en contrepartie d’avantages financiers.
Tarification différenciée
Parmi les arguments avancés en faveur de la (re)municipalisation figure la transparence qui permet notamment une tarification au plus juste. Avec la création d’Eau de Paris, « l’avantage le plus visible pour les usagers a été la baisse du prix de l’eau », indique Benjamin Gestin, son directeur général, « de l’ordre de 8 % en 2011. La reprise des marges de l’opérateur a permis, outre cette baisse, d’augmenter l’investissement ». C’est ce qu’anticipe aussi la métropole de Lyon. « La question de la gestion de l’eau ne doit pas être abordée avec une vision économique mais, indirectement, la reprise en régie nous permettra de dégager des marges de manœuvre », souligne Anne Grosperrin.
Être à la barre permet aussi de réfléchir à une tarification différenciée entre les usages essentiels et « l’eau de confort ». Le principe, c’est que le prix de l’eau de la carafe soit différent de celui de la piscine comme le précise Sylvie Cassou-Schotte à Bordeaux. Une tarification sociale et solidaire est aussi à l’étude dans la métropole de Lyon, avec les premiers mètres cubes gratuits, par exemple pour les ménages à faibles revenus. L’agglomération compte également travailler sur une tarification sociale mais veut aussi « se saisir de la question de l’effectivité du droit à l’eau pour tous et notamment pour les personnes sans abri, déclare Anne Grosperrin. Cela pourrait passer par la création de nouveaux bains-douches publics ».
Plus simple et plus souple
Car l’autre enjeu est aussi celui de la mise en cohérence des différentes politiques publiques. Une motivation qui a pris de l’ampleur, selon Régis Taisne, avec la montée en puissance des groupements intercommunaux. Et pour s’ajuster à la partition d’ensemble, « il s’avère plus simple et plus souple de gérer en direct plutôt que de négocier des avenants de contrats et verser des indemnités, poursuit-il. Cela permet aussi une meilleure gestion patrimoniale ». À Bordeaux, « nous avons des investissements très importants à prévoir sur le réseau, que l’on souhaite renouveler, reconnaît Sylvie Cassou-Schotte. Ça fait partie des orientations politiques prévues (…) Avec la DSP, on se prive de la connaissance fine sur l’état des lieux ». Pour Nicolas Gendreau, préfigurateur de la régie bordelaise, « le délégataire Suez investissait environ 20 millions d’euros par an. Mais nous avons l’ambition d’atteindre un niveau de l’ordre de 45 millions d’euros, tout en maîtrisant le prix de l’eau, qui ne doit pas augmenter ».
Anticiper les tensions sur la ressource
Plus récemment, les arguments visant le développement durable se sont renforcés. À Nice, dans un contexte de pression sur l’eau, c’est la carte de la solidarité entre les communes de la métropole qui a joué en faveur d’une reprise en régie.
« Les communes du littoral ont l’argent ; l’arrière- pays est le château d’eau, résume Régis Taisne. La régie est l’outil qui leur a permis d’investir massivement sur les zones de montagne, soit un tiers des investissements là où vit seulement 5 % de la population de la métropole. »
La préservation de la ressource est aussi un axe de travail de la régie bordelaise, qui portera notamment le projet de Champ captant des Landes du Médoc. « Plusieurs nappes phréatiques de Gironde sont déficitaires, explique Nicolas Gendreau, dont celle de l’Éocène, car il y a eu trop de prélèvements. On va aller sur celle de l’Oligocène pour capter 10 millions de mètres cubes par an en substitution. Ce projet modifiera le système d’alimentation en eau potable de Bordeaux Métropole mais aussi de ses alentours. » Une vision de long terme qui n’est pas forcément celle des concessionnaires… qui d’ailleurs se rémunèrent sur les volumes d’eau consommés, ce qui est contradictoire avec un objectif de consommation raisonnée. Dans le Grand Lyon, « 80 % des consommations d’eau potable proviennent de la nappe alluviale du Rhône. Or, on s’attend à une baisse de 10 % par décennie des débits du fleuve. Anticiper les tensions sur la ressource à l’échelle de la métropole ne peut s’envisager que sur le temps long, pas à l’échelle d’une DSP », ajoute Anne Grosperrin.
Qualité de l’eau : mettre l’accent sur la prévention
La qualité de l’eau est également au centre des préoccupations. À Paris, « nous faisons de la prévention une priorité, en limitant la pollution à la source », affirme Benjamin Gestin. Eau de Paris mène ainsi une politique d’acquisition foncière autour des captages. « Sur ces parcelles, nous accompagnons les agriculteurs pour trouver des pratiques viables pour eux et respectueuses de l’environnement, pour limiter l’usage des pesticides par exemple. C’est un changement absolument fondamental. » Le Grand Lyon compte s’inspirer de cette démarche pour accompagner les acteurs industriels et agricoles vers un changement de leurs pratiques. Si à Bordeaux et à Lyon, ces dossiers sont portés par des élues écologistes, « le sujet monte en puissance auprès d’élus de tous bords, estime Régis Taisne. On assiste à une revalorisation de l’eau dans la ville, que ce soit pour la végétalisation ou pour le rafraîchissement urbain ». Des sujets plus que d’actualité…
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